dimanche, octobre 15, 2006

UNE LIQUEUR NON TAXEE, FABRIQUE DE SATAN


Tel un chef d’orchestre un peu cabot attendant comme tétanisé les premiers soubresauts de l’inspiration, que sa baguette allait traduire avec la fidélité d’une aiguille de sismographe, l’homme en blanc, immobile, tête basse, masque chirurgical, tenait depuis quelques secondes son scalpel aiguisé à une dizaine de centimètres du corps de Samuel Beckett, nu sur une table de marbre froid, quand soudain, électrique et théâtral, il redressa la tête, le scalpel plongea sous le menton de Samuel Beckett et courut, vif et précis, jusqu’à son pubis. L’homme en blanc avait fait fi de la classique incision en Y au profit de cette longue exclamation qu’heureusement, il ne ponctua pas. Ses lunettes noires donnaient à Samuel Beckett l’air d’un soudeur en retraite. Le Duke mit la main sur un paquet souple de Marlboro aplati, en tira une Camel à la robe froissée et l’alluma à la flamme de son Zippo rouillé. Ce retour en France était une belle connerie. Si l’éclairage était conçu pour mettre en valeur Samuel Beckett, la table de marbre froid et la silhouette de l’homme en blanc, Le Duke devina néanmoins, à l’arrière-plan, dans l’ombre, des murs de béton brut qui semblaient davantage faits pour accueillir le tournage d’un snuff-movie que pour abriter l’exercice de la médecine, légale ou pas. Décalage volontaire ? Clin d’œil, pied de nez et contre-pied, dissonance et relativité, partout la perversité était chez elle, reine du jeu, prêtresse des métamorphoses, elle parasitait les regards, d’une seconde à l’autre changeait la donne : simple glissement de fonds d’écran et, sur une scène de cabaret miteux, après minuit, devant un public payant dissimulé dans l’obscurité, l’art délicat du proctologue perdait soudain de sa noblesse.
A l’aide d’un autre scalpel, l’homme en blanc avait pratiqué de courtes entailles sèches, perpendiculairement à sa première incision, il rétractait maintenant la peau afin de laisser apparaître la cavité abdominale de Samuel Beckett. Le vieux démon hantait encore la ville fantôme. Le pays ou le Duke avait grandi, la France, le seul au monde ou il éprouvait encore aujourd’hui à chaque seconde cette curieuse sensation d’exil. Il écrasa sa Lucky Strike. De la sueur coulait sur ses tempes de l’homme en blanc. Il introduisit sa main dans l’abdomen de Samuel Beckett et en dégagea un objet rectangulaire, épais, sanguinolent, un ultime coup de scalpel rompit les connexions anatomiques qui le retenaient. L’homme en blanc déposa consciencieusement l’objet sur le coin de la table de marbre froid, puis recouvrit d’un drap vert le corps souillé de Samuel Beckett. Un sachet de plastique sanguinolent : il fit coulisser la glissière qui le couronnait et en extirpa un objet enveloppé dans du papier journal, qu’il posa devant lui. Puis il enleva doucement ses gants. Le Duke commençait à trouver le temps long. Une obsession. Voilà ce qu’il lui fallait. Une obsession assez forte pour éviter la dispersion, un aimant assez puissant pour fédérer la limaille, c’est ce que lui avait dit Nova la veille au soir. Il avait raison. L’homme en blanc tira du papier journal un livre à la couverture verte que le Duke reconnut aussitôt, avant même de lire les lettres dorées qui ornaient sa tranche :
Samuel Beckett
Murphy.
C’était la première édition, celle publiée en 1938 à Londres par Routledge & Sons Ldt. Tirée à 1250 exemplaires. En parfait état. Elle ne pouvait valoir moins de 15 000 dollars.